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Je lis au lit
21 janvier 2018

L'occupation de Annie Ernaux

 

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Puiser régulièrement dans les textes de Annie Ernaux, par exemple dans le recueil Ecrire la vie, et en sortir encore et toujours convaincue que oui, c'est exactement ça, que ce que tu lis là, c'est exactement ce que tu as traversé à un moment donné, le nez dans le guidon souvent, et sans pouvoir effectuer les arrêts sur images qui auraient pu aider à prendre un peu de distance...Je relis L'occupation, et me voici sidérée par la force et la justesse qui s'en dégage. Pendant six mois Annie Ernaux a éprouvé une jalousie obsessionnelle pour la nouvelle compagne de son jeune ex-compagnon qu'elle avait pourtant pris l'initiative de quitter au bout d'une longue liaison qui s'étiolait. Durant six mois, cette autre femme devient la principale préoccupation de l'auteur, une obsession qui la mène à agir et à penser de façon tout à fait nouvelle. L'occupation est le récit de la manière dont une femme inconnue prend possession involontairement de la vie et de l'esprit de celle qui la jalouse, "l'occupe" au double sens du terme.

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Proust, qu'Annie Ernaux affectionne particulièrement, a analysé avec minutie dans Un amour de Swann les affres de son personnage en proie à la torture de la jalousie. Les moindres affects, et émotions  de Swann amoureux d'Odette, le chemin tortueux de ses pensées  obsédantes sont décrites dans ce magnifique texte, dont les derniers mots, ultime pirouette chargée d'amertume mais accompagnée d'un sourire ironique et salvateur, soulignent combien on peut souffrir, longtemps et affreusement, pour quelqu'un qui au final s'avère, lorsque revient la lucidité, "pas son genre". C'est la conclusion la plus amèrement drôle, la plus irrésistiblement lucide que je connaisse en littérature sur le sujet :  Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre ! s'exclame Swann. Annie Ernaux poursuit les mêmes objectifs que Proust, à savoir fixer par l'écriture les signes, les actions et les pensées de celle -elle-même- qui a été jalouse, mais évidemment sa manière et son style lui sont singulières. Proust épouse les moindres circonvolutions de la pensée et les affects de Swann, au fil de longues phrases analytiques ; Annie Ernaux écrit au scalpel, à l'économie, dépouille et met à nu le langage. Plutôt que de pratiquer l'analyse psychologique, elle se focalise sur les évènements et les détails concrets, les faits, les gestes, les paroles, les sensations : J'écris d'ailleurs la jalousie comme je la vivais, en traquant et accumulant les désirs, les sensations et les actes qui not été les miens en cette période. C'est la seule façon pour moi de donner une matérialité à cette obsession. Téléphoner à tous les habitants de l'immeuble où habite sa "rivale" pour savoir son nom, surfer sur internet pour trouver des indices la concernant sur le site de l'université où elle travaille...etc..., demander à l'amie de son fils de se renseigner... autant d'actions délirantes dictées par la jalousie.

La jalousie est communément associée à la douleur certes, mais Annie Ernaux fait dans L'Occupation un pas de côté, inverse la balance en soulignant combien cet affect l'a fait vivre intensément, la "maintenant dans une constante et fiévreuse activité". Et c'est ce qui me plait chez Annie Ernaux :  la passion de la vie, l'engagement dans l'expérience amoureuse et sexuelle, l'engagement dans l'écriture. La douleur est préférable à l'anesthésie du corps et du coeur : "Pourtant, si ma souffrance me paraissait absurde, voire scandaleuse par rapport à d'autres, physiques et sociales, si elle me paraissait un luxe, je la préfèrais à certains moments tranquilles et fructueux de ma vie.  Même, il me semblait qu'ayant traversé le temps des études et du travail acharné, du mariage et de la reproduction, payé en somme mon tribut à la société, je me vouais enfin à l'essentiel, perdu de vue depuis l'adolescence. "

....Je suis toujours scotchée par la proximité qu'établissent les textes d'Annie Ernaux avec le lecteur -ou la lectrice, ou avec moi en l'occurence- . Comment, à partir de détails souvent les plus intimes et les plus crus, elle sait parcourir le chemin du personnel à l'universel. Comment ses textes éclaircissent la vie, ma vie, notre vie.
 
Ed Gallimard, 2002

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Commentaires
M
J'en lis un de temps en temps. J'avais adoré Swann, je note donc celui-là ( j'adore son écriture " à l'économie)
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F
Merci pour la belle constance dont vous faites preuve pour lire mes chroniques. Et heureuse que vous aimiez vous aussi Annie Ernaux. Elle a ouvert des portes, défoncé des murs en matière de littérature contemporaine.
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L
A la lecture de ce billet,je retrouve toutes mes sensations quand je lis cette auteure qui pour moi est indispensable à notre époque littéraire
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