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Je lis au lit
8 avril 2012

Passion simple de Annie Ernaux

Annie-Ernaux-Passion-SimpleRaisonnablement je ne pouvais pas ne pas écrire une petite bafouille sur l'un des nombreux livres de Annie Ernaux, tant ils ont compté pour moi. Je sais, je sais, ces livres on les aime ou on les déteste, le style si caractéristique de cet auteur, à la limite de l'épure, ou du non-style d'ailleurs, captive ou rebute selon les goûts et les lecteurs. Là, j'ai choisi de vous présenter Passion simple, et j'espère, sans mauvais jeux de mots, faire simple, c'est-à-dire direct et court, une fois n'est pas coutume.

Une femme attend un homme, qui lui rend visite pour faire l'amour, chez elle. Cela va durer de septembre à mai, puis basta, plus de nouvelles, l'histoire est finie, il faut souffrir et oublier. Voilà, en deux phrases, je vous ai résumé le propos de ce court livre de 80 pages. Le tout est relaté sur le mode itératif, grâce à un imparfait de répétition qui met en valeur le caractère lancinant et quasi monotone de cette liaison amoureuse et surtout érotique. Tout se déroule toujours à l'identique, l'attente, le désir, insupportable jusqu'à la souffrance, le sexe, l'amour à faire, les gestes à accomplir, la jouissance et le plaisir, l'apaisement, et puis on recommence, l'attente, le désir ...etc..., cela durant 9 mois. Puis il faut bien que cela s'arrête, l'homme s'en va car il est étranger, diplomate travaillant pour une période donnée chez nous, il doit retourner dans son pays, en Russie, rejoindre sa femme. De cet homme, on ne sait pas grand chose, que ressent-il, qui est-il, mystère, il nous est opaque, comme il l'est d'ailleurs à sa maîtresse, ne parlant pas sa langue, ne lui manifestant que les signes de son désir.

L'intérêt de ce texte, on l'a compris, n'est pas de lire "le récit d'une liaison" ou même "une histoire avec une chronologie précise", nous ne sommes pas chez Musso ou encore Pancoll hein, mais plutôt de rendre l'alternance de l'absence et de la présence, et "d'accumuler les signes d'une passion" de manière quasi-clinique, de faire un drôle "d'inventaire", celui d'une véritable aliénation vécue par l'auteur durant ces mois intenses et douloureux. Aliénation totale, au point que toute activité menée durant ces quelques mois était, nous dit Annie Ernaux, un dérivatif, une occupation sans intérêt ni saveur pour combler le temps de l'attente entre deux rendez-vous.

Il s'agit aussi "d'exposer" aux autres, aux lecteurs, cette passion, c'est à dire non seulement de la montrer, de la donner à voir sans aucune pudeur mais aussi d'exposer au sens de s'exposer, donc de se mettre en danger : "l'écriture devrait tendre à cela, cette impression que provoque l'acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement moral". Ce qu'a vécu l'auteur, nous dit-elle l'a "reliée au au monde, en lui montrant de quoi on peut être capable, autant dire de tout" lorsqu'on est sous l'emprise de la passion et écrire cette passion permet de retrouver le danger, de sentir à nouveau le frisson de la terreur, "rester dans ce temps-là", le revivre.
On le voit, ne confondez pas les livres d'Annie Ernaux avec un genre de thérapie par l'écriture, non, ils sont plutôt des tentatives pour rendre compte de manière un peu chirurgicale d'une expérience vécue à fond, sans se protéger ni s'économiser. L'écriture cherche donc à prolonger, à retrouver le temps de la passion, à s'immerger encore et encore dans l'épaisseur de ce qui a été vécu intensément, rien à voir donc avec une volonté de mise à distance et de guérison par la parole comme le ferait une psychanalyse. Passion simple devient alors, et cela est commun à tous les livres d' Annie Ernaux, une réflexion sur l'écriture, "ce don reversé", don ici à un homme qui pourtant ne lira jamais sans doute le texte dont il est à l'origine, un homme qui a chamboulé son existence. 


J'aime Annie Ernaux car elle écrit toujours avec un sentiment d'urgence et de nécessité, elle nous rend compte avec précision et sobriété d'une expérience certes singulière à un moment donné, mais qui a valeur universelle. Le vrai lecteur (lectrice?) d'Annie Ernaux, dont je fais partie sans mentir, sort de ce livre rendu à lui-même, bouleversé d'avoir trouvé une parole juste qui colle sans aucune mièvrerie et avec intelligence à ce qu'il a pu vivre.

Ed Gallimard, 1994

 Et l'émission de Kathleen Evin sur France Inter consacrée à Annie Ernaux, le 4 avril 2016... Avec une surprise à la fin!... Témoignage de votre blogueuse. Merci à Rémi Douat de m'avoir contactée pour cet hommage rendu à Annie Ernaux.

 

L'écrivain Annie Ernaux du 04 avril 2016 - France Inter

L'été 58. La guerre en Algérie, que l'on nomme " les événements ", dure depuis quatre ans, les appelés en racontent peu de choses lorsqu'ils reviennent en permission, auréolés du prestige du guerrier. Charly Gaul est le héros du Tour de France. Dalida chante Mon histoire c'est l'histoire d'un amour .

https://www.franceinter.fr

 

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Commentaires
D
Bonjour, <br /> <br /> <br /> <br /> Je suis journaliste pour France Inter et prépare un reportage au sujet d'Annie Ernaux ? <br /> <br /> Pouvez vous me joindre par mail ?
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R
Pourquoi ce compte rendu est-il l'un des plus réussis que tu aies écrit ? parce qu'il rend compte plus que les autres de la "nature" du texte. C'est à dire de son "ambition", de sa particularité. <br /> <br /> A quoi servirait-il en effet de raconter "une passion simple" si le but d'Annie Ernaux était de relater par le menu les aléas de cette passion sur le mode chronologique ? A rien si ce n'est à grossir la pile des livres qui expose leur petit moi comme on dirait "regardez comme je suis beau ou belle quand j'aime"...<br /> <br /> Mais le "projet" de l'auteur est tout autre et tu nous le fais toucher du doigt : rendre compte de ce que la passion "fait" aux personnes quand elle les traverse. Et que fait-elle ? elle les "réduit" aux dimensions de cette passion, les "ramène" aux portes d'une pièce suffocante dont on ne pourrait sortir sans éprouver la nécessité d'y retourner au plus tôt, presque malgré soi...<br /> <br /> La passion est une aliénation, un espace temps où l'on ne se demande plus s'il pourrait en être autrement mais quand et comment il a pu en être autrement avant ou après.<br /> <br /> En même temps que la passion "dépersonnalise", elle investit le sujet à un niveau de ressenti rare, "affecte" celui qui l'éprouve à un degré de lui-même dont il était ignorant jusque là.<br /> <br /> Voilà à mon avis ce que le livre et ton commentaire réussissent : à rendre compte du double mouvement de la passion : celui d'être "extériorisé" de soi et dans le même geste comme "rendu" à un soi même plus intense. N'être plus qu'un bloc d'affects.<br /> <br /> Ensuite et comme tout "grand" livre, il est aussi une réflexion sur l'écriture puisqu'il "passe" par l'épreuve du style dans lequel il pourra être dit, par la forme à trouver dans laquelle pourra s'exprimer le contenu du texte.<br /> <br /> Donc bravo.<br /> <br /> Un livre de plus à lire pour moi.<br /> <br /> Et vivement le prochain.<br /> <br /> Rémi
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