La première pierre de Pierre Jourde

"Tu es le pestiféré, le salaud, le méchant que même les petits enfants ne saluent pas, celui qui à présent assume commodément la responsabilité des douleurs et des deuils"

Pierre Jourde interroge dans ce livre le pouvoir de la littérature, son action concrète sur le réel et sur la vie des hommes. Comment un texte peut-il séparer des amis, en faire des étrangers et pire des ennemis, comment engendre-t-il la violence et l'incompréhension? La première pierre est né du besoin de répondre à ces questions et de revenir sur le drame vécu par l' auteur en 2005. Patiemment, méticuleusement, l'écrivain raconte comment la parution de son livre Pays perdu a produit un véritable séisme dans sa vie : les habitants du hameau d'Auvergne à qui il croyait rendre hommage dans ce beau livre se sont déchainés contre lui et sa famille... insultes, coups, jets de pierre. Un véritable traumatisme dans l'existence de l'écrivain, viscéralement attaché à ce coin du Cantal et à leurs habitants.
La première partie du livre peut paraitre un peu longue tant elle décrit par le menu les faits, puis ses conséquences et le procès qui en a résulté. Mais l'auteur a besoin de ressaisir par l'écriture les évènements, de s'emparer par les mots des souvenirs. On s'interroge sur le rôle de ces premiers chapitres : psychothérapie, auto-justification, vengeance... Un peu tout cela sans doute... C'est un peu long, cela ressasse, certes, mais c'est nécessaire pour immerger le lecteur dans la réalité et la violence des faits.
Ensuite vient le temps de la réflexion sur le sens ou l'absurdité de tout cela. Et là, cela devient passionnant et bouleversant. Jourde s'étend longuement sur ce qui fait le centre noir et le noeud de Pays Perdu, ce dont il ne fallait pas parler, les tabous et les secrets évoqués dans son livre. Les habitants du village n'ont pas supporté qu'un livre divulgue, même très évasivement, les adultères, les liaisons secrètes... qu'un livre mette noir sur blanc ce que tout le monde sait mais que tout le monde tait. Mais le texte tourne surtout autour du secret concernant la naissance du propre père de l'auteur, et on se demande alors avec Jourde si le livre a été bien lu...
Le texte s'achève sur des chapitres à pleurer, au fil d'une écriture magnifique. Rien n'est réconcilié parmi les hommes mais la splendeur du lieu perdure, rien ne l'a altérée. Pierre Jourde habitera encore et malgré tout cet endroit où il se sent à la fois quelque part et nulle part, chez lui et hors du monde.

Ed. Gallimard, 2013