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Je lis au lit
5 octobre 2016

Crépuscule du tourment de Léonora Miano

 

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Je ne suis pas une petite amie qu'il emmène au restaurant après le cinéma. Il mange ce que je cuisine. Je ne suis pas une prostituée qu'il emmène à l'hôtel et paie. Il vient dans ma case. Je ne suis pas une maîtresse qu'il se désole de devoir quitter à certaines heures. Lorsque sa présence m'est nécessaire, il le sent et reste à mes côtés jusqu'au matin. Jamais il n'en prend ombrage lorsqu'il me faut rester seule. Nous ne risquons pas de nous perdre. Nous ne le craignons pas. 

Contours du jour qui vient, L'intérieur de la nuit, Les aubes écarlates.... Les superbes titres des romans de Léonoara Miano sont souvent liés à un cadre temporel précis, évocateur et chargé de sens. Dans Crépuscule du tourment, la tombée du jour, accompagnée d'un violent orage, fait naître la parole, accoucher de ce qui, d'ordinaire, reste dissimulé au fond de soi et grignotte le coeur. Quatre femmes, de culture et d'éducation différentes, prennent la parole tour à tour pour s'adresser à un même homme, fils, ancien amant, compagnon et frère. Toutes ont en commun une identité floue ou composite qu'il faut construire et consolider, une double culture forgée entre l'Afrique et l'Europe et qu'il est compliquée d'assumer, une relation aux hommes complexe et chargée de violence, une sexualité qui ne va pas de soi, qui s'est longtemps cherchée, qui se cherche encore. 

Quatre voix donc pour exprimer ce qu'est être une femme originaire du Cameroun aujourd'hui. Madame, est l'épouse d'un fils d'administrateur colonial, elle est issue d'une famille nantie, mais dissimule une ascendance honteuse. Amandla, elle, travaille à faire connaître leurs origines aux enfants camerounais dans la fierté et la revendication identitaire. Ixora a suivi en Afrique, avec son jeune fils,  son nouveau compagnon, le meilleur ami de son ancien amant. Et enfin Kity, qui vit en France, fille de Madame, est celle qui  dévoile le secret de sa mère.  Chacune à sa façon, dans la mesure de ses possibilités et de sa situation, cherche à assumer ses choix, sa sexualité et son existence. 

Léonora Miano donne à chacun de ses personnages sa voix propre, son ton, sa langue. Ainsi Madame, femme dure et blessée par la vie et les hommes, s'exprime à coups de scalpel, au fil de courtes phrases lapidaires et souvent méchamment ironiques. : Ici chacun sait que l'égalité n'est pas dans la nature. Autrement, les doigts de  la main auraient tous la même taille. Ta prétendue fiancée ne survivra pas à notre mode de vie. Tiky, au contraire, choisit de longues phrases rythmées par les virgules, un flow fluide qui coule avec facilité. Les premières pages du roman m'ont déroutée, j'étais comme perdue dans un monde inconnu, n'y comprenant parfois pas grand-chose, l'univers et la culture de cette Madame étant à des milliers de kilomètres de la mienne. Puis, sans résister, en se laissant aller, fondre dans les pages, la beauté de cette écriture somptueuse m'a cueillie. Léonora Miano avance par paragraphes denses mais courts, les blancs du silence sur la page permettant à la pensée de s'échapper, c'est "une parole en archipel " qui se déploie sous nos yeux, un rythme s'installe, propre à chacune des parties. 


Les relations humaines évoquées ici sont dures, âpres, marquées du sceau de la domination des hommes sur les femmes, des riches sur les pauvres, des blancs sur les noirs, empêchées par la honte, le regard social. Cet univers m'a rappelé parfois celui de Marie N'Diaye. Comment être soi, et pour trouver son chemin faut-il accepter ou renier ses origines, que faire de la famille dans la construction de soi, quel sens revêt l'amour maternel et filial, comment accéder à une sexualité libre et assumée, que ce soit avec une femme ou un homme?
Mais le roman montre aussi la voie vers l'apaisement quand ces trois femmes, pourtant destinées à se haïr, empêtrées dans les filets de ces relations familiales glauques, se retrouvent à la fin, unies dans une solidarité féminine outrepassant tous les faux-semblants. Un très beau livre de femme sur les femmes donc, mais que les hommes peuvent et doivent lire aussi.

Ed. Grasset, 2016

 

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