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Je lis au lit
17 mars 2013

La grande bleue de Nathalie Démoulin

images (2)

Voici un roman magnifique, je m'y suis littéralement abîmée dedans, engloutie, un roman qui mêle le sociologique et l'intime de façon extrêmement fine et réussie. Il nous invite à suivre dix ans de la vie d'une jeune femme, Marie, de ses débuts dans la vie d'adulte, en 1967, en passant par le mariage, les enfants, le travail en usine aussi, jusqu'au divorce et l'ébauche d'une nouvelle vie, ailleurs, dans le Sud en 1978. Un chapitre par année, centré à chaque fois sur l'essentiel de l'existence de Marie à un moment donné, dans le milieu ouvrier en Franche-Comté, le berceau des usines Peugeot.
J'adore ce genre de roman, où l'on devine combien le destin individuel d'un personnage est étroitement dépendant du milieu d'où il vient, qui montre combien il est difficile de s'affranchir des "années" comme le dirait Annie Ernaux, de l'époque dans laquelle nous sommes pris. Marie, 17 ans au début du livre, fait partie de la génération de mes parents, elle débute sa vie d'adulte quand je vais naître, et son parcours, durant dix ans, raconte aussi une époque charnière, celle qui suit mai 68, celle où les femmes se mettent à rêver d'une vie à elles, d'un peu plus d'autonomie et d'indépendance. Ce sont des années passage, des années que j'ai traversé le nez dans le guidon, enfant, sans recul, vlan, adolescente, c'était déjà 1980, l'embellie était sans doute déjà finie, j'avais tout raté de cette décennie.

Dis comme cela on pourrait croire que l'histoire de la jeune Marie n'est qu'un prétexte pour causer sociologie, conditions de travail, luttes syndicales et avancée du féminisme. Ce n'est pas du tout le cas, pas du tout, et d'ailleurs ce qui m'a retenue avant tout dans ce roman, ce qui m'a touchée en premier, n'est pas dû à la dimension historique ou sociologique du récit.
Non, ce qui m'a littéralement emportée et bouleversée, de la tête aux pieds, c'est avant tout l'écriture de Nathalie Démoulin, sa manière très personnelle de suivre la lente émancipation de son héroïne, de lui écrire une vie, sa vie, de la suivre au plus près dans ses bonheurs et ses désillusions, dans ses espoirs et dans ses dérives. Car pour dire ces dix années, l'auteur emploie une langue très poétique, elle va chercher le chant dans la phrase, le rythme, les images aussi, toujours justes et belles, simples et pourtant inattendues. Cette association du prosaique et du poétique, de ce qui est commun à tous et de ce que souvent on tait, au coeur de l'intime et de l'informulé, oui, c'est ce qui m'a enthousiasmée et fait pleurer... Ainsi l'auteur emploie sans cesse dans ses phrases le "on", ce pronom personnel oh combien indéfini, incluant ainsi l'histoire de Marie dans un destin collectif, mais n'oublie pas, grâce à la force des images, combien la découverte individuelle des choses, toutes ces expériences communes à tous sont si singulières lorsqu'on les vit et les expérimente pour la première fois... l'amour, l'amitié, la vie de famille, le travail, la lassitude, l'envie de reprendre tout à zéro...
 La grand bleue est tout entier nimbé de tristesse, d'une légère mélancolie, tenace et enveloppante. L'écriture nous ramène sans cesse à une discrète désespérance : Marie n'a pas la vie facile, elle est jeune et elle supporte c'est tout, dans le courage de sa jeunesse, elle supporte la désillusion amoureuse, les journées harassantes et abrutissantes  à l'usine qui cassent le dos et le moral, le lent naufrage mental de son frère qui ne se remet pas de la guerre d'Algérie. Elle n'a pas choisi sa vie, elle la subit. Parfois, dans un geste de rébellion, la femme qu'elle veut devenir apparaît, lorsqu'elle décide à 20 ans qu'elle n'aura plus d'enfants, lorsqu'elle tombe amoureuse de Nourdine, le copain d'une amie, qui va mourir d'un accident en Algérie, lorsqu'elle se met à penser au divorce pour "rompre ce lien avec la mère et toutes les mères avant elle, cette mémoire qui vous déterminait, quoi que vous fassiez". Et elle rêve aussi, la grande bleue,  la méditerranée,  lui servant d'horizon, d'un ailleurs ou l'on pourrait vivre. 
Le roman tient tout entier dans cette tension entre la capitulation et l'énergie du désespoir, dans ce trait d'union si fragile mais tenace entre la soumission et l'émancipation. Et c'est beau, très beau, le retour de l'espoir, comme revient Delphine, l'amie des folles années d'adolescence : "Aussi sûrement elle reviendra, comme revient l'envie de vivre, quoi qu'on ait perdu".

Ed. Du Rouergue,  collection La brune, 2012.

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