Pas son genre de Philippe Vilain
Les sentiments peuvent-ils s'affranchir des classes sociales et des différences culturelles? Oui, vous répondrons tous les romantiques invétérés. Bien sûr que non, quelle illusion, nous montre Philippe Vilain à travers ce court roman.
Donc un professeur de philo, qui a évidemment le langage réflexif et analytique correspondant à sa formation, séduit sa coiffeuse, jolie brunette divorcée et déjà mère d'un petit garçon. Jennifer, soit dit en passant, le prénom étant souvent un marqueur social. Si la demoiselle s'était appelée Agathe ou Claire, il en aurait été autrement...
Peu à peu, et cela on l'attendait, la jeune femme s'éprend de son compagnon au point d'envisager un avenir avec lui ... mais ...tout en n'étant pas si dupe que cela. Car même si elle est étonnée et aussi fière d'avoir séduit cet homme, elle souffre, nous est-il dit, de n'être pas à la hauteur disons "culturelle" de son mec, elle sent qu'elle ne correspond pas entièrement aux attentes de son amoureux quand, par exemple, il lui fait la lecture le soir ou lui conseille de lire ceci ou cela!
Du moins, c'est lui qui nous renseigne sur ce qu'elle semble éprouver. Car tout est raconté du point de vue de l'homme dans ce récit, c'est le narrateur qui filtre et nous rend compte ce que peut penser ou ressentir Jennifer. Oui, mais jusqu'à quel point?
Jusqu'au deux tiers du livre, j'ai été en phase avec le narrateur. Je me suis sentie plutôt proche de ce personnage masculin : forcément, nous sommes de "son côté", ayant fait des études comme lui, aimant la littérature comme lui etc... Mais Philippe Vilain réussit peu à peu à nous donner mauvaise conscience et là cela devient intéressant. On comprend le narrateur et en même temps on le condamne, on ne peut que l'approuver et dans un même mouvement on le méprise... de mépriser cette pauvre Jennifer. Et du coup on se blâme soi-même : oui, si j'étais ce prof, je m'ennuierais avec cette coiffeuse, oui, je ne pourrais l'aimer tout à fait. Oui je serais capable, comme ce goujat de prof, d'avoir honte de ma compagne, si jamais des collègues de boulot ou des amis me rencontraient avec elle dans la rue.
L'intérêt du roman s'accroît, mais je ne vous dirai pas quel en est l'évènement déclencheur, dans la dernière partie du récit. Car cette jeune femme au comportement que l'on pensait si lisible et attendu, cette petite coiffeuse formatée et inculte, a aussi son mot à dire. Le style souligne bien ce renversement : le discours si cadré, maîtrisé et sec du narrateur s'effrite un peu, les blancs nous disent tout le malaise devant le mystère des êtres, ceux-là même que l'on croyait connaître par coeur.
Il nous arrive de nous attacher à des gens qui ne sont pas" notre genre", de faire un peu de chemin avec eux mais est-ce pour autant du temps perdu comme nous le dit Swann à propos d'Odette? Il se pourrait bien, à l'issue de ce récit, que Jennifer la coiffeuse ait donné à notre prof de philo une petite leçon de courage et d'humanité...