Esprit d'hiver de Laura Kasischke

Un huis-clos spatial et temporel, l'hiver, le jour de noël : Holly et Tatiana, la mère et sa fille adoptive de 14 ans, passent cette journée particulière ensemble, personne ne viendra les voir, les invités sont bloqués par la tempête de neige. Le début de ce roman est bluffant, vraiment réussi. Dès les premières pages nous voici plongés dans les pensées mouvantes de Holly qui se réveille tard en éprouvant une angoisse sourde, insupportable : "Il y a avait, elle le sentait, quelque chose de bouché dans sa poitrine. Elle imagina vomir cette chose hors d'elle, comme vomir un cygne -une créature au long cou entortillé nichant dans sa gorge à elle-, s'étrangler avec ses plumes et tous les calamus décharnés". Laura Kasischke  trouve toujours l'image juste, concrète, frappante, celle qui s'impose et qui permet de se représenter avec précision les sensations physiques ou les émotions éprouvées par ses personnages. Et puis il y a cette phrase obsédante surgie du sommeil de Holly, qui revient comme un leitmotiv dans ses pensées encore ensommeillées, qui rythme  le début et qui contient, on le devine, une des clés du récit : "Quelque chose les avait suivi de la Russie jusque chez eux!". 

Car la Russie est le pays d'origine de Tatiana, elle a été adoptée dans un orphelinat en Sibérie. Peu à peu, au fil des pensées de Holly, l'histoire de cette adoption, ses circonstances, nous sont révélées, et s'installe un aller-retour entre le présent et le passé, entre l'Ouest et l'Est, entre l'enfance et l'adolescence de Tatiana. Et c'est au creux de ces voyages temporels et spaciaux, que se niche, ce "quelque chose", ce qui ne peut être nommé, source d'angoisse.
L' angoisse, oui c'est bien le fil directeur du roman... elle s'immisce partout, contamine tout ...il y a quelque chose qui cloche dans cette maison et entre cette mère et sa fille... Pourquoi Tatty change-t-elle sans cesse de tenue? Pourquoi chausse-t-elle de curieuses bottines vieillottes? Pourquoi devient-elle agressive? Pourquoi le téléphone sonne-t-il sans raison? Est-ce Tatiana qui aborde sa crise d'adolescence? Est-ce Holly qui, énervée, ne supporte plus rien? Qui des deux est en train de disjoncter? L'écriture de Laura Kasischke fait vaciller nos repères, nous perd dans les suppositions et les hypothèses... jusqu'à la résolution finale. 

Esprit d'hiver est typiquement le roman que l'on relit après avoir refermé la dernière page... à la recherche des pistes lancées par l'auteur que nous n'avions pas forcément prises, pour retrouver les détails et les images qui font sens, autant d'indices qui annoncent la fin du récit. Pour le plaisir de se reconnaitre lecteur captif et manipulé, pris dans les mailles fines et serrées de cette écriture superbe.

Ed. Bourgois, 2013