L'échange des princesses de Chantal Thomas

Dans L'échange des princesses, Chantal Thomas s'empare d'un évènement du XVIII° siècle : le mariage de l'infante espagnole Anna Maria Victoria, 4 ans, avec le jeune roi Louis XV, 11 ans, et celui de Mlle Montpensier, 12 ans, fille du régent Philippe d'Orléans avec le prince espagnol des Asturies, 13 ans. Manigancées par le régent et le roi d'Espagne, ces unions princières ont pour but de renforcer l'alliance entre les deux pays voisins.... et de retarder aussi le moment où le roi de France pourrait avoir un fils. Comprenez : si le Louis XV meurt sans descendance, c'est le régent qui reste au pouvoir auquel il a pris goût... Bref ce récit montre comment les enfants royaux sont avant tout des monnaies d'échange, des pions, sur le grand échiquier des cours européennes. Et pas de doute, l'auteur sait transformer ici l'Histoire en une histoire passionnante, elle réussit à dépoussiérer le passé et à faire de cet épisode historique tout à la fois un récit haletant et une tragédie bouleversante, tout en conservant un aspect très documenté à l'ensemble. J'ai beaucoup aimé ainsi le mélange entre les documents d'époque, les extraits de véritables lettres intégrés dans le récit, et la liberté que se donne l'auteur pour  interpréter ces textes, saisir le mystère des êtres, pour leur inventer une personnalité et une intériorité. 

Dans L'adieu à la reine, Chantal Thomas épousait le point de vue très personnel de la lectrice de Marie-Antoinette et le récit se déroulait à la première personne. Tout était vu exclusivement par la jeune fille, les évènements, le réel filtrés à travers son regard. Ici l'écrivain change de "tactique" et choisit une narration à la troisième personne plus distanciée disons, passant au gré des chapitres d'un point de vue à un autre afin de rendre compte des pensées, de la sensibilité de tous les personnages importants du récit. Le tout forme un kaléidoscope très réussi car très vivant et humain...  l'auteur s'attachant avant tout à imaginer, à transcrire les sentiments et émotions, les turbulences intérieures, les sensations physiques éprouvés par ces gens d'ordinaire figés dans les livres d'histoire... 
J'ai donc eu l'impression, tout comme dans L'adieu à la reine, et bien que le procédé littéraire soit différent, de me trouver au plus près des deux personnages féminins en question, au plus près de leurs pensées mais aussi de leur corps, de leurs sensations, de leur sexualité, car pour comprendre ce que c'est que vivre au début du XVIII°siècle, il faut en passer par le corps, par les petites et grandes douleurs physiques fort nombreuses à cette époque où le seul médicament connu était la saignée...  Le livre devient ainsi un formidable récit d'apprentissage croisé, au cours duquel l'infante et Mlle de Montpensier, Anna Maria Victoria et Louise Elisabeth, l'une enfant, l'autre jeune adolescente, héroïnes royales sacrifiées, doivent s'acclimater à une contrée et une cour qui leur sont étrangères, mais doivent aussi apprendre tout simplement à grandir et à vivre, dans des conditions toute particulières certes puisqu'elles occupent des rôles singuliers et uniques, objets de tous les regards.
Chantal Thomas prouve encore une fois qu'elle n'a que faire de raconter, non, elle s'approprie véritablement les faits et les personnages historiques, elle les vit et les côtoie intimememt, et c'est ce qui donne à son texte sa force et son charme.Un livre passionnant et intelligent.

 Ed. du Seuil, 2013