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Je lis au lit
28 août 2012

Padre padrone de Gavino Ledda

 

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Vous l'avez sans doute remarqué, j'ai un faible pour les auteurs partis de rien, venus de nulle part, et qui pourtant, contre vents et marées, deviennent écrivains, alors que rien ne les prédisposait à cela. Et là je suis servie, Gavino Ledda est vraiment le candidat idéal au concours de ce genre de mecs. Issu d'une famille misérable, d'une lignée de  paysans sardes (la Sardaigne je le rappelle pour les nuls en Géographie est cette île italienne entre la Corse et la Sicile grosso modo), le tout jeune Gavino est sorti de l'école à coups de pieds au cul par sa brute de père pour aller garder les chèvres. Il s'agit là de la première scène du livre, une scène emblématique, poignante, cruelle, où l'on voit un petit garçon de six ans arraché à sa mère, à son institutrice, et obligé d' accompagner son père bien malgré lui à la montagne où il va débuter sa dure éducation de berger. Dure on peut le dire oui, l'éducation de l'enfant l'a été et c'est là un doux euphémisme... Rester de l'aube à la nuit planté par tous les temps  à surveiller le troupeau, dormir à la dure et se gratter jusqu'au sang dévoré par les puces, monter le mulet jusqu'au village durant deux heures pour descendre le lait, sans pouvoir se réchauffer, grelotter, pleurer à cause du froid et des engelures, ne plus voir sa mère, ses frères et ses soeurs, endurer les colères et les coups du père, les reproches et les insultes, se sentir exploité, dominé, subir en un mot son destin... A l'âge où vous quittiez à peine vos doudous et tétines, où vous découvriez vos premiers playmobils, et où vos préoccupations premières étaient de savoir le menu de votre goûter, le petit Gavino travaillait dur et ne connaissait même pas de nom le verbe jouer.

Encore une pastorale folcklorico-ethnologico-pathético-buccolico-passéiste, je vous entends déjà ricaner. Et bien non détrompez-vous, l'auteur réussit à ne pas tomber dans le pathos et à nous livrer un témoignage autobiographique magnifique, extrêmement intelligent et original. Car au-delà de la dureté de ce qui est raconté, et qui en dit long sur les facultés d'adaptation et de résistance du petit garçon, ce texte est plein de poésie, il est une ode à la nature et  montre comment celle-ci peut être réellement consolation et accompagnement, combien elle peut se métamorphoser tout à la fois en famille, amie et protection. Au début de son apprentissage le petit berger a peur des bois, de la nuit, de la solitude, et puis, progressivement, au fur et à mesure qu'il apprend à connaître et à déchiffrer le monde qui l'entoure, il s'apaise, prend confiance en lui. Seul la plupart du temps, sans pouvoir discuter et communiquer, Galvino nomme les éléments naturels à sa façon, les associe à telle ou telle personne qu'il a connu, et se considère comme un être naturel parmi d'autre, pareil aux arbres, aux animaux, aux nuages ou aux rochers qu'il côtoie tous les jours. Toutes les comparaisons ou métaphores liées à sa personne sont empruntées à la nature, l'auteur inscrit ainsi dans le style même la fusion entre lui et le monde naturel. Le berger sarde, mais il pourrait tout aussi bien être lozérien ou péruvien, Gavino Ledda nous le montre comme l'intermédiaire idéal entre la beauté mais aussi la violence de l'univers et l'homme, il est celui qui connait par coeur le langage des bêtes, des arbres et des variations climatiques. Le père même, malgré la brutalité et la violence inique qui l'habitent, je l'ai aimé puisqu'il transmet à son fils ce langage universel. Et lorsque en 1956 le gel décime l'oliveraie à laquelle il a consacré sa vie, lorsque la neige tue tous les oliviers qu'il a planté un par un, qu'il chérit bien plus que ses enfants, je l'ai plaint, j'ai pleuré avec lui, devant l'oeuvre de sa vie détruite.

Mais cette "éducation", au sens de dressage mais aussi de transmission de valeurs et de savoirs, véhicule aussi dans un même mouvement une inadaptation totale au monde moderne qui fait son chemin même jusqu'aux campagnes dans les années cinquante. Surtout, la société bavarde des hommes, leurs conversations et le langage verbal  sont étrangers au petit berger et il les fuit, il recherche la solitude et le silence, car il sait qu'il ne peut communiquer par la parole ordinaire. On voit ainsi le jeune garçon se cacher et  fuir lorsqu'il entend ou voit un de ses pairs : apprendre à être berger c'est aussi apprendre à être seul et sauvage.

On comprend ainsi que le premier contact avec le monde des hommes, à l'armée, cette première émancipation bien que voulue et consentie, seul moyen pour échapper à la tyrannie du père, ait été douloureux. Gavino Ledda, à 20 ans, voit pour la première fois la ville, doit s'exprimer par oral, et de plus en italien. A force de volonté mais aussi d'intelligence, il réussira, entreprendra des études et qui plus est, ultime revanche, des études de lettres et de grammaire. L'inadapté aux mots, le petit sauvage deviendra étudiant puis professeur. Mais ceci est l'objet d'un autre livre, ici nous nous arrêtons avant. La scène finale livre le dernier combat entre le père et le fils, d'une violence inouïe, d'un désespoir sans appel. En effet le père n'accepte pas l'émancipation et l'autonomie intellectuelle de son fils, il ne peut comprendre que ce dernier veuille trahir sa lignée et trouver sa propre voie. Cela est tout simplement inconcevable pour lui. Dans un dernier accès de fureur, il va tenter de ramener le fils à lui, de le casser et de le brimer comme il l'a toujours fait. La fin de Padre padrone voit le père perdant, impuissant, face à un fils qui parle désormais son propre langage. De la scène initiale de l'obéissance aveugle à la scène finale de la rébellion, nous avons assisté à une révolution intime et à une libération bouleversante.

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